De l’importance de bien répartir ses risques géographiquement.
Visiblement enthousiasmé par cet exercice de style devant ce public atypique, l’ancien Ministre allemand des affaires étrangères Joschka Fischer a souligné le caractère transitoire de notre époque. Depuis la chute du mur en 1989 et la disparition de la super puissance soviétique, l’équilibre mondial a été rompu. Demeurée seule, la super puissance américaine a financé trois guerres tout en coupant les taxes, alors que le monde assistait parallèlement au phénomène du miracle chinois. La généralisation des nouvelles technologies a révolutionné la perception du monde tandis que les télécommunications ont fait naître partout des revendications en termes de qualité de vie. « Personne ne pourra empêcher les pays émergents d’aspirer à sortir de la pauvreté, alors qu’en Europe la faillite des Etats n’est plus inimaginable » a-t-il notamment déclaré. Or les régions du Sud-Est asiatique s’avèrent très instables. Si l’Ouest est en déclin, les USA ne le sont pas et représentent la seule force capable d’assumer le rôle de gendarme du monde, notamment depuis la réélection d’Obama qui pourrait les faire revenir en force sur le devant de la scène. Américains et Chinois nourrissent une relation paradoxale et inextricable, tellement leurs économies sont liées. Néanmoins la Chine doit régler nombre de problèmes internes avant de s’intéresser politiquement au reste du monde. Autre zone de frictions et de mutation profonde, le Moyen-Orient connait une situation similaire d’après lui à l’Europe du XIXe siècle, avec les conséquences historiques que l’on connait. Mr Fischer espère notamment que l’Iran renoncera au nucléaire, faute de quoi la région deviendrait explosive. Dernière interrogation, est-ce que l’essor de l’islam s’effectuera de manière modérée comme en Turquie, ou cèdera au radicalisme ? L’ancien Vice-chancelier a décrit cette phase d’incertitude planétaire comme une nouvelle forme de stabilité-volatilité.
Rejoignant ce constat de bouleversement spectaculaire des rapports de force, la chercheuse en géopolitique prospective Virginie Raisson a transposé l’auditoire en 2030 et 2050, précisant qu’elle espérait parfois se tromper en analysant certaines tendances lourdes et les phénomènes émergents. Les poids démographiques auront été inversés, basculant vers le sud (par exemple l’Europe et l’Afrique auront échangé en 2030 leur pourcentage de 1950 : 9 et 19% de la population mondiale). Les bassins de main d’œuvre d’aujourd’hui se transforment en bassin de consommation de demain : si l’Europe et les USA apportaient 60% des classes moyennes en 2000, cette part chute à 10% en 2050. Le redéploiement de la richesse parait inéluctable, tous les pays du G8 régressant et tous les pays émergents progressant. Ces derniers amassent des fonds souverains colossaux pour investir, notamment en R&D. L’exemple le plus frappant est celui de la Corée du Sud, 2e pays le plus pauvre du monde en 1950, devenu l’un des premiers en économie mondiale. Le minuscule Qatar n’en est qu’au début de ses emplettes planétaires. Les réserves naturelles deviennent des armes économiques et leur accès une question de survie. Ainsi 50% des réserves mondiales de gaz seraient détenues par l’Iran, la Russie et le Qatar. Les horlogers ont dû pâlir en voyant certaines projections, telles que l’épuisement des réserves de diamants en 2020 et d’or en 2030. D’une manière globale, les pays développés consomment trop, et avec ceux qui les rejoignent dans ce courant, ils empêchent alors la planète de se régénérer. Mme Raisson a plaidé pour une prise de conscience nous amenant à repenser nos modes de vie, notamment « par amour pour nos enfants ».
Responsabilités et stratégies
Correspondante en Chine du Wall Street Journal, Leslie T. Chang a décrit l’aspiration croissante des classes d’ouvriers chinois à une meilleure vie. « Ils apprennent l’anglais pour échapper à leurs conditions de vie et rejoignent les villes par millions », a-t-elle notamment expliqué, allant dans le sens de l’analyse précédente annonçant une symbiose croissante entre centres de production et de consommation. Même si l’écart entre riches et pauvres se creuse en Chine, l’un des plus grands challenges du pays sera de gérer l’insatisfaction galopante des masses populaires. Selon Peter Brabeck-Letmathe, Président du conseil d’administration de Nestlé et membre du conseil de fondation du World Economic Forum, les entreprises devraient assumer des responsabilités sociales beaucoup plus importantes. Dans un monde de plus en plus interdépendant, il serait d’après lui possible d’intégrer cette notion au cœur de la stratégie de l’entreprise. Citant bien sûr l’exemple de Nestlé qui définirait toute nouvelle implantation d’usine selon des critères sociaux démographiques locaux susceptibles d’améliorer les conditions de vie régionales, créatrices de nouveaux consommateurs. « Que ferons-nous en 2050 lorsque nous serons 10 milliards d’individus alors qu’aujourd’hui déjà 2 milliards manquent d’eau et de nourriture et qu’1,4 milliards ne disposent que d’un dollar par jour ? » Il a incité chaque dirigeant à s’engager personnellement et de manière crédible pour protéger les futures générations, ce qui ne serait pas incompatible avec la stratégie de leur entreprise.
Toujours à propos de stratégie, mais sans dimension altruiste, Dominique Turpin a voué un culte à la marque et aux vertus du branding. Citant des exemples de diversification réussie tels que Virgin ou Yamaha, ou ratée tels que Xerox ou Heinz, le président de l’IMD a repris quelques cours de marketing de première année pour étayer ses propos. Lancer une nouvelle marque coûte plus cher et nécessite plus de temps que d’élargir la gamme de produits d’une marque existante, qui peut en outre s’appuyer sur des économies d’échelle. Les conditions sine qua non de succès d’une diversification incluent la valeur perçue du client de cette nouveauté en termes de différenciation et l’impact de la notoriété de la marque. Il convient d’éviter l’effet me too trop répandu et de réfléchir à la pertinence d’une marque appartenant à une autre (Garnier de l’Oréal).
L’art et la langue à la rescousse
« Le temps, le sang, l’eau et l’argent coulent ». Pour la philosophe et experte en communication sociale Francesca Rigotti, la circulation souligne la valeur des choses. Notre cerveau assimile liquidité et préciosité, qu’il s’agisse d’argent et de pouvoir, ou de sang et d’eau. Les métaphores à propos du temps dans l’espace sont légions (« l’océan de l’histoire »), dépeignant un temps mobile et fluide. Le dicton de la Grèce antique « sers-toi des mots comme de l’argent », pour leur valeur, a néanmoins été remplacé par le basique et célèbre time is money de Benjamin Franklin. Quant au sens du mot luxe (« oblique », « incliné » en grec), il a significativement évolué. Péjoratif et assimilé à la luxure jusqu’au XVIIIe siècle, il doit ses lettres de noblesse à l’Europe mercantile. Critique d’art et fondateur de quatre galeries à Milan et New York, Philippe Daverio a d’ailleurs distingué le luxe de l’élégance, venant elle de l’élu. « Il n’y a pas de vrai luxe sans culture ni éthique » a martelé le professeur de design et ancien responsable du département culturel de la ville de Milan, évoquant la compréhension précoce des Grecs de la beauté, « splendeur de la vérité et de l’authenticité ». La signification la plus contemporaine de la beauté proviendrait d’après lui de la France et de l’Italie au Moyen Age. En même temps, la beauté serait un refuge contre la responsabilité prévient le polyglotte pétri d’une immense culture, qui regrette par ailleurs qu’en temps de crise les dirigeants se coupent toujours de la sémantique. Or les mots recèlent une stratification des comportements reflétant l’histoire des peuples. Prenant l’exemple du mot « montre » dont l’origine et le sens diffèrent radicalement en français, en anglais (watch, « regarder » et non plus « montrer ») et en allemand (Uhr, qui signifie à la fois « heure » et « montre »), il a démontré en quoi l’horloge était la parole du temps, et comment elle matérialisait la réflexion grecque des cycles : chaque jour elle recommence. Il s’est aussi attaché à expliquer comment l’engouement typiquement parisien pour les horloges au XVe siècle a finalement pris son essor depuis Genève, une fois la cité lémanique libérée de la Savoie et de Rome, et sous l’effet du Calvinisme au XVIe siècle. L’horlogerie suisse telle qu’on la connait doit ses origines à la doctrine de Calvin, qui a apporté à Genève la notion de prédestination et d’élu, incitant des milliers d’orfèvres à mettre leur savoir-faire au service d’une élégance technique.